Thématique

Mettre les objets techniques au milieu de la table, une réflexion autour du “milieu associé” appliqué à l’archéologie.

Le philosophe des techniques et épistémologue Gilbert Simondon propose dans sa thèse de doctorat Du mode d’existence des objets techniques (Simondon, 1958), d’aborder les objets techniques de manière inédite et novatrice. La philosophie de Simondon joint le fait culturel et le fait technique en refusant la confrontation Homme/machine, de placer l’Homme en haut de la hiérarchie du vivant, et de réduire la technique en soi à une catégorie d’activités.

Selon lui, l’individu technique fonctionnerait en cohérence avec « son milieu associé », et il ne peut fonctionner sans son environnement ou système global. C’est sûr ce point en particulier que nous allons prendre appui pour développer une résonance en archéologie.

Afin de comprendre l’individu technique, il faut connaître et définir son milieu associé. Le philosophe développe l'idée selon laquelle l'objet technique se trouverait à la convergence de deux milieux, le milieu technique (composé des autres objets techniques préexistants) d'une part, et géographique d'autre part (milieu environnemental anthropisé ou non, position, etc.), parfois incompatibles. Ce milieu associé est déterminé par l’action humaine qui essaie de trouver une conciliation entre ces deux mondes. Ajoutons que le milieu technique a besoin d’agir et agit sur son environnement, mais il est aussi le résultat d’une coordination qui artificialise le mode d’existence de l’objet puisque l’humain apporte le nécessaire pour rendre l’objet efficient et répondre à ces contraintes. Pour finir cette définition, Simondon décrit le milieu associé comme le « médiateur de la relation entre les éléments techniques fabriqués et les éléments naturels au sein desquels fonctionne l’être technique » (Simondon 1958, p : 57). J.-H. Barthélémy (2015) rappelle que l’individuation de l’objet technique est un aspect du processus de « concrétisation », notion centrale pour Simondon, par lequel l’objet technique appelle un milieu associé qu’il intègre dans son fonctionnement.

Le mode d’existence des objets techniques est conditionné par leurs modalités d’agencement. “L’individu technique (l’objet technique) produit une action dans un milieu associé qui lui est propre. Au-dessus, les ensembles techniques réalisent des opérations dans une coordination de plusieurs milieux associés qui fonctionnent en système. Matthieu Duperrex le résume ainsi : « un ensemble technique s’individualise quand son ‘‘milieu associé’’ devient à la fois la cause et l’effet de son propre fonctionnement » (Duperrex 2019).Vincent Bontems prend l’exemple de la forge pour décrire ce phénomène, dans une forge on retrouve plusieurs milieux associés comme le milieu chaud pour battre le métal, et le milieu aqueux celui du trempage du métal, qui fonctionnent ensemble (Bontems 2016).

Par conséquent pour définir l’individu technique, en plus d’appréhender son milieu associé (géographique, technique, et pourquoi pas culturel), nous devons saisir son identité, qui chez Simondon est relative au fonctionnement de l’objet. Une notion que nous pouvons rapprocher de celle de F. Sigaut, 1991 « Un couteau ne sert pas à couper mais en coupant » (p : 10). Nous pourrions même ajouter ici, que comme pour les objets de la Préhistoire Simondon suggère qu’il n’y a pas d’adéquation forme/fonction, l’identité de l’objet technique ne se réduisant pas à sa structure interne (morphologie de fabrication).

Les artefacts qui font l’objet d’études en archéologie peuvent être décrits comme : 1. des « machines passives » dont le mécanisme est simple et fixe (bâtiment, outils, ...), 2. « actives » pour les périodes les moins anciennes avec des mécanismes plus complexes, voire 3. « réflexe » avec une forme de retour sur action (Bontems, 2016).

Quoi qu’il en soit, toutes ces catégories d’objets techniques possèdent les mêmes caractéristiques et répondent de leur milieu associé. Finalement, la pensée de Simondon s’avère être un bon outil pour questionner notre rapport aux objets techniques en archéologie de la Préhistoire à nos jours. 

  • Comment ce concept de “milieu associé” pourrait-il être pleinement appliqué à l’archéologie (toutes périodes confondues) ? 
  • En quoi pourrait-il nous permettre d’apporter un nouveau regard sur la compréhension des objets techniques en archéologie ? 

La pensée de Simondon peut aussi être reçue comme un prétexte pour s’interroger sur les situations et les mécanismes qui conduisent les objets et ensembles techniques à répondre aux changements qui interviennent dans leur milieu associé, en envisageant ce dernier aussi largement que possible (dimensions géographiques, naturelles mais aussi sociales, politiques) afin d’intégrer dans nos discussions le temps et sa profondeur. À la fin des années 1960, la lignée technique des moteurs à combustion interne se marque par la multiplication du nombre de cylindres et l’augmentation de la cylindrée, dans un processus de concrétisation qu’on pouvait alors penser comme presque optimal. On peut envisager le choc pétrolier de 1973 comme un changement du milieu associé qui, en introduisant une nouvelle dimension dans ce dernier sous la forme de la finitude du carburant, désadapte brutalement le moteur thermique et lui rend une dimension « abstraite », tout en ouvrant vers une nouvelle lignée.

  • Peut-on documenter, dans le passé proche ou lointain, des situations où des changements du milieu associé aux objets et ensembles techniques ont été le déclencheur voire le moteur d’évolutions techniques ?

Cette journée d’étude s’inscrit dans un des axes de recherche d’ArScAn : « Penser l’archéologie : histoire, épistémologie et méthodologie », car, il s’agit de porter une réflexion sur l’apport du concept de Gilbert Simondon dans notre approche des objets techniques archéologiques, porteurs de mémoires partiellement effacées ou disparues. Cette manifestation sera l’occasion de travailler ensemble sur ces questions qui nous sont communes à travers des formats de discussions tournés vers l’échange et l’interactivité.

 

 

Références : 

Barthélémy Jean-Hugues, « Glossaire Simondon : les 50 grandes entrées dans l’œuvre », Appareil, vol. 16, 2015,. Adresse : https://journals.openedition.org/appareil/2253.

Bontems Vincent, « Sur la classification des objets techniques selon Simondon », Artefact [En ligne], 3, 2015.

Sigaut François, « Un couteau ne sert pas à couper mais en coupant. Structure, fonctionnement et fonction dans l’analyse des objets », In 25 ans d’études technologiques en préhistoire. XIe Rencontres Internationales d’Archéologie et l’Histoire d’Antibes, Juan-les-Pins, éditions APDCA, p. 21-34.

Simondon Gilbert, Du Mode d'existence des objets techniques, Aubier-Flammarion, Paris, 2012, 368 pages. (1ère édition Aubier, 1958).

 

 

 

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